Relâchement et fluidité : le secret des arts martiaux

Ronan Datausse
11 min readDec 15, 2020

Article initialement posté sur le site internet www.cerclesilatdefense.com

“La douceur est la plénitude de la force”, Père Joseph Gratry

Dans les premières années de ma pratique martiale, au début des années 1990, j’avais tendance, comme je pense beaucoup de débutants, à mettre de la force dans mes techniques, jugeant que cette force était source d’efficacité. J’étais alors adolescent et avec la fougue de ma jeunesse, je cherchais à travers les entraînements à extérioriser l’énergie que j’avais en moi. La vivacité que j’avais me rassurait dans ce mode de pratique, et comme j’étais endurant musculairement et que je disposais d’un bon cardio, je parvenais à tenir des entraînements exigeants, et je finissais exténué. Je constatais pourtant que les “anciens” avaient une approche plus fluide, plus souple, plus relâchée. Mais je me réconfortais dans mon approche en pensant qu’ils cherchaient à s’économiser du fait de leur manque d’endurance et de leur âge. Pour ma part, malgré les conseils répétés de mes professeurs de travailler moins en force, je restais convaincu que je progresserais plus vite en continuant à travailler à ma manière.

Vinrent alors mes premiers entraînements à touche réelle puis mes premiers combats en karaté avec contact, en judo et en lutte. Ce fût pour moi la douche froide : je n’étais pas meilleur, voire j’étais en difficulté face à des personnes qui avaient soit moins d’expérience que moi, soit une façon de combattre et de pratiquer avec une sorte de nonchalance qui avait le don de m’exaspérer.

Ces expériences furent le temps du doute et des remises en questions en tout genre. Mais ce fût également une révélation progressive et je compris avec le temps que j’avais jusqu’alors confondu force et puissance avec crispation et rigidité. Ma façon de pratiquer pouvait avoir un intérêt pour le renforcement tendineux, ligamentaire et musculaire, ainsi que pour le travail du cardio, mais s’avérait contre productive pour la pratique du combat en tant que telle : j’encaissais mal les coups et les pressions sur mon corps, je me fatiguais rapidement et mes frappes étaient moins pénétrantes que celles que je recevais. De plus, j’avais tendance à m’agiter, ce qui, outre l’absence d’intérêt en combat, reflétait un esprit tout aussi peu maître de lui-même.

Un moment décisif marqua mon approche et engendra un tournant dans ma façon de pratiquer. J’habitais à l’époque dans le Sud-Ouest de la France à proximité des Pyrénées et depuis ma plus petite enfance, j’avais l’habitude d’aller pratiquement tous les week-ends en randonnée dans les montagnes pour me ressourcer. Au cours d’une de ces escapades, je vis deux bûcherons manier la hache. L’un était jeune et musclé, l’autre devait être proche de la retraite. Le jeune transpirait et semblait s’acharner sur son tronc avec un mouvement rigide provenant de l’épaule et des reins, alors que le plus vieux maniait sa hache avec grâce et élégance dans un mouvement unifié de l’ensemble du corps. Ce vieux monsieur témoignait de l’efficacité dans le relâchement et la fluidité : il ne s’épuisait pas. Son mouvement, bien que mobilisant tout le corps dans la fluidité, était minimaliste, sans déchet ni dispersion. Fluidité et effort se combinaient harmonieusement dans un équilibre parfait. Le résultat sur la bûche était sans appel tant l’onde de choc était puissante à l’impact. Lui aussi avait dû être comme le jeune bûcheron lorsqu’il était plus jeune. Mais chaque jour, maniant sa hache avec dextérité, il était parvenu à optimiser, simplifier et purifier son geste pour n’en garder que ce qui était nécessaire.

Cette rencontre marqua à jamais l’orientation de ma pratique martiale. Je découvris par la suite que cette recherche était commune à de nombreux maîtres d’arts martiaux, quel que soit leur style, qu’au-delà des arts martiaux, elle était l’essence même de nombreuses disciplines corporelles, alors que nombre d’adeptes l’ignorent ou l’oublient. Et que beaucoup de phénomènes naturels fonctionnent avec ce même principe, justifiant par là même qu’il est universel et n’appartient à aucune école ou doctrine spécifique.

J’ai depuis énormément fait de recherches et pratiqué en ce sens, cherchant à progresser sans jamais énoncer une vérité unique. Comme souvent, celle-ci est plurielle et s’inscrit dans une démarche de sensations corporelles individuelles qui se forgent avec le temps et la pratique. Dans les paragraphes qui suivent, je vais me contenter de donner quelques pistes de réflexion pour guider ceux qui le souhaitent dans cette recherche individuelle au cœur des sensations corporelles.

La fluidité, principe universel de vitalité et d’efficacité :

Afin de sortir de tout dogmatisme ou parti-pris théorique, voici trois exemples qui témoignent que la fluidité est un principe universel qui régit le bon fonctionnement de l’ordre naturel et de sa vitalité.

Commençons par l’humain. Il est étonnant de constater la souplesse articulaire des nouveau-nés et des enfants en bas âge. Leur mobilité est totale, sans blocage d’aucune sorte. Et alors qu’à leur âge, la chute est fréquente, cette souplesse leur confère une liberté de mouvement totale qui rend leur corps résilient à la blessure. Surprenant également de constater en quoi cette agilité dans le mouvement unifié leur permet de franchir des obstacles sans se fatiguer, obstacles que nous ne serions même plus capable de franchir à l’âge adulte, si on les ajustait proportionnellement à notre taille. A l’opposé, les personnes âgées ont souvent un corps sec, rigide, cassant, beaucoup plus prompt à la blessure. Chez l’homme, la souplesse et l’agilité sont signe de jeunesse, de santé, de vitalité alors que la rigidité est synonyme de vieillesse et de fin de vie.

Un deuxième exemple avec le monde végétal. Les jeunes pousses sont généralement flexibles, alors que le bois mort est cassant. Au delà de l’âge, ce sont parfois les caractéristiques intrinsèques qui permettent de faire face à l’adversité. Le bambou par exemple dispose de longues racines et d’une tige souple qui lui permet de résister à de grands vents alors même qu’il est d’allure frêle et que son tronc est creux. A l’opposé, le chêne succombe souvent au tempêtes alors qu’il reflète extérieurement la force et la solidité. Comme le disait Epicure “Les plantes qui résistent au vent se cassent, alors que les plantes souples survivent aux ouragans”. In fine, la souplesse et la fluidité sont non seulement des indicateurs de vitalité, mais également de résistance et d’adaptabilité.

Prenons enfin l’exemple de l’eau. Dans son état liquide, l’eau est la fluidité même. Elle évite les obstacles et poursuit sa route, creusant progressivement son lit, même dans les roches les plus dures. Dans le Tao Te King, Lao Tseu écrit : “Rien n’est plus souple et faible au monde que l’eau. Pourtant pour attaquer ce qui est dur et fort rien ne la surpasse et personne ne pourrait l’égaler.” Ces paroles sont d’autant plus d’actualité quand on voit qu’aujourd’hui on utilise des systèmes de découpe à l’eau là où la découpe laser n’est pas suffisante. Mais dans sa fluidité, l’eau est tellement fine qu’il est impossible de l’attraper; on peut la frapper ou la poignarder sans qu’elle ne soit altérée; elle n’a pas de forme propre mais s’adapte au réceptacle qui la contient.

Qu’est ce ce que cela nous enseigne ?

Fluidité corporelle et fluidité mentale :

Les anciens maîtres de Kali (art martial philippin cousin des systèmes de Silat) disaient qu’il n’existe pas de technique en Kali, mais que les techniques naissent de la fluidité. Ce qu’ils entendent par fluidité est la capacité à pouvoir être “coulant”, de rester en mouvement en s’adaptant aux forces exprimées par l’adversaire et en lançant, en même temps, des contre attaques constantes. Ainsi pour eux, les mouvements sont appris pour être oubliés et les exercices de fluidité servent à éviter le blocage mental. Bruce Lee disait à ce sujet : “Vide ton esprit, sois informe. Informe, comme l’eau. Si tu mets de l’eau dans une tasse, elle devient la tasse. Tu mets de l’eau dans une bouteille et elle devient la bouteille. Tu la mets dans une théière, elle devient la théière. Maintenant, l’eau peut couler ou elle peut s’écraser. Sois de l’eau, mon ami.”

Fluidité et énergie :

Le Chi est l’un des points central de la médecine asiatique. Il désigne ce que l’on appelle communément l’énergie interne (bien que cette traduction soit peu explicite, voire fausse compte-tenu du périmètre très large de ce qu’on entend par Chi dans ces pays). Le nom donné à cette “énergie” diffère en fonction des pays puisqu’on l’appellera Chi ou Qi en Chine, Ki au Japon, Kundalini ou Pranayama en Inde. Quoi qu’on pense de la médecine orientale, compte tenu de son opposition à bien des égards avec la médecine cartésienne occidentale, force est de constater que les habitants de ces pays ne sont pas en moins bonne santé que nous, et ce sans avoir à les bourrer de médicaments chimiques. Dans ces méthodes, on maintient une bonne santé en développant un chi fort et sain. Et cela passe en grande partie par la pratique de gestes fluides. Pour Lao Tseu, “développer le chi, c’est devenir souple comme un petit enfant”.

Fluidité et puissance de frappe :

On retrouve le relâchement et la fluidité chez la plupart des champions de sports de combat expérimentés. Ils y parviennent parce que rester fluide et agile dans un environnement stressant exige une grande maîtrise de soi, ce qui ne s’acquiert que par l’acclimatation progressive à ces environnements. Mais cette fluidité n’est pas qu’une résultante, c’est un état recherché et qui est l’une des clés pour être performant en combat. La fluidité permet d’optimiser ses déplacements, d’économiser ses ressources, d’absorber les frappes et d’attaquer dans tous les angles avec puissance sans s’opposer à la force adverse.

Ce travail est d’ailleurs le coeur de la pratique des arts martiaux dits interne tel le taichi, le taikiken, le dacheng quan, le bagua. Dans ces disciplines, on cherche à augmenter la détente du corps pour améliorer le fonctionnement des systèmes de liaison qu’il est nécessaire d’établir pour favoriser la transmission d’énergie et générer la force. Ils savent comme tout combattant de sport de combat, que la contraction du corps est un obstacle à la transmission d’énergie. Le mouvement fluide et unifié permet, à la manière d’un tsunami, d’additionner les forces produites dans un mouvement en spirale pour générer la propagation de l’onde et obtenir une force sans équivalent. C’est également le principe du fléau d’arme, arme du moyen âge européen qui, en lestant une boule à une chaîne, permettait de décupler la puissance d’impact des frappes.

Fluidité et capacité d’absorption :

Si je reprends l’exemple des bébés et de leur faculté à chuter sans se blesser, il est également intéressant de voir comment nombre d’entre eux ont survécu à des accidents de voiture très graves, lors desquels ils se sont retrouvés propulsés à l’intérieur où à l’extérieur du véhicule sans séquelle, alors que les autres passagers sont décédés. Ce même constat a été fait lorsqu’un membre du véhicule est ivre. L’état d’ivresse, bien qu’il altère le fonctionnement sensoriel, engendre un état de fluidité et de détente qui peut permettre de faire face à des chocs violents. Des personnes ivres ayant fait des chutes de plus de dix mètres de haut en sont par ailleurs sorties indemnes là où le commun des mortels se serait brisé les os. Je serais d’ailleurs heureux de savoir si la célèbre boxe de l’homme ivre, style de kung fu réputé pour son imitation de l’état d’ébriété, ne serait pas issu entre autre de ces constats. Retrouver un corps “cotonneux” pour absorber une frappe est là aussi un gage d’efficience. Cela permet de faire face à des attaques mêmes imprévues plutôt que de s’y opposer dans un rapport de force sans issue garantie.

Fluidité et détournement d’attention :

“ Ne conquiers pas le monde par la force, car la force engendre la résistance.” Lao Tseu

La psychologie nous enseigne que l’être humain fonctionne inconsciemment par mimétisme et qu’il a ainsi tendance à rendre ce qu’il reçoit. La douceur de l’un crée un état d’apaisement chez l’autre, alors que l’agressivité de l’un engendre généralement l’agressivité chez l’autre. Cela est vrai psychologiquement comme physiquement. Ainsi si je tire quelqu’un par le bras brusquement, il aura tendance à se crisper, ce qui générera un rapport de force. A l’inverse un contrôle dans la douceur et la fluidité permet de manier l’adversaire sans même qu’il ne s’en rende compte. Toute la difficulté en combat est de garder cet état de maîtrise corporelle et émotionnelle, même si la situation est stressante. C’est à cela que l’on reconnaît les grands maîtres.

Comment développer ces compétences pour le combat ?

Il est difficile d’expliquer par écrit comment développer ces facultés tant elles sont basées sur le ressenti. L’un des principes clés est de n’avoir aucune contraction musculaire qui puisse freiner notre action et rompre la synergie des segments du corps. J’invite ceux qui s’intéressent au sujet à visionner deux vidéos que j’ai réalisées sur des exercices à travailler seul chez soi pour développer progressivement ces facultés. Bien que ces vidéos ne présentent qu’une palette restreinte des exercices que je travaille pour développer ces aptitudes, elles sont suffisantes pour appréhender les principes de fond :

Quelques indications complémentaires peuvent être utiles pour mieux en prendre conscience au cours de ces exercices et de la façon de les pratiquer :

  • Chercher la viscosité : Kenji Tokitsu (maître d’arts martiaux japonais et chinois) donne une image intéressante en disant qu’il faut chercher la viscosité que ce soit en parade ou en attaque. Il explique que “[D]ans les techniques de parade, la viscosité est comparable à l’immobilité apparente d’un courant d’eau qui entraîne une barque sans que son occupant s’en aperçoive: l’attaque de l’adversaire est déviée sans que celui-ci ne reçoive le choc.” Il en est de même dans les attaques où il explique qu’ “[U]ne serpillère sèche n’est qu’un bout de chiffon. Une serpillère mouillée devient plus souple et visqueuse.” et d’ajouter : “[S]i vous lancez sur quelqu’un une poignée de terre sèche et friable, cela ne produira pas grand effet; il n’en va pas de même si la terre est mouillée et argileuse.”
  • Pour le travail des frappes du haut du corps, il est essentiel de maintenir les épaules basses : la détente des épaules permet de communiquer la force du corps aux bras. Le seul problème est de conserver cette détente même s’il y a une force à produire au niveau d’un bras. Il existe quelques exercices pour travailler ce volet et j’en ai trouvé intéressant en Systema, qui consiste à courir pendant un minimum de 20 minutes en maintenant les bras en l’air. Cela est si douloureux qu’on est obligé de se détendre et de respirer pour relâcher les épaules et le corps, tout en maintenant une juste tension pour maintenir les bras au-dessus du corps et continuer à courir. D’une façon globale, les frappes doivent se faire dans la relaxation pour pénétrer en profondeur.
  • Pour le travail au sol et les changements de niveau, je préconise ce que l’on appelle aujourd’hui les “animal flows” et les “mouvements primitifs”. Ces exercices permettent de développer la force ondulatoire et organique dans la fluidité et l’écoute du corps. Certains combattants de MMA comme Conor McGregor, ont mis ce travail au coeur de leur entraînement avec le succès que l’on connaît. J’invite ceux qui s’y intéressent à regarder les exercices proposés par Ido Portal ainsi que la Ginastica Natural.
  • Bien entendu, l’ensemble de ces exercices s’associent à un travail respiratoire continu, qui s’inscrit dans la dynamique du mouvement et de la détente nécessaire qui y est associé. Tout blocage respiratoire reflète une tension inutile qui signifie qu’ il est nécessaire de continuer à travailler.

A travers ces lignes, j’ai cherché à témoigner de mon parcours qui m’a conduit à découvrir la fluidité comme principe clé, voire ultime de la pratique martiale. Je vous invite désormais à pratiquer et à prendre plaisir dans cette exploration gestuelle qui s’inscrit dans l’océan des dimensions des arts martiaux.

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Ronan Datausse

Cercle Silat Défense : Self Défense — Penchak Silat